Recréer le souvenir

Où je raconte ma découverte du cinéma de Sophie Letourneur, qui jongle entre le burlesque et le documentaire, recoud l'espace et le temps, déprofessionnalise le cinéma ; tout cela pour mieux saisir la vie dans ses films.

Aurélien Dos Santos

Pam a 20 ans et partage une coloc à Paris avec Manon. C’est le repaire de leur bande de copines — elles l’appellent le ranch — dans lequel elles bullent dans une soirée éternelle, à boire, fumer, se plaindre des mecs, rater la fac le lendemain. Dans ce flou du quotidien, on ne sait même plus qui habite vraiment au ranch et qui fait simplement partie du groupe ; à vrai dire on a même du mal à reconnaître les filles pendant un certain temps, car elles n’existent qu’au sein du groupe et non en tant qu’individus. Progressivement, Pam développera son individualité, se détachant du groupe pour suivre sa propre trajectoire.

La vie au ranch est sans doute le film qui m’a le plus touché lors de ma découverte du cinéma l’année dernière. Rares sont les films qui offrent une perspective aussi douce et intimiste sur ce monde-là ; tout aussi rares sont ceux qui posent un regard non fantasmé sur les jeunes femmes, laissant les garçons en retrait. Le film nous invite à savourer non pas ce qui est dit, mais comment elles le disent. Les dialogues des filles créent une texture musicale savoureuse ; avec par exemple cette scène que j’adore, où elles se mettent spontanément à chanter et se donnent à fond sur du Julien Clerc.

La vie au ranch (2010)

J’ai été ému par la véracité de ce moment. Parce que tout est fait pour se rapprocher du réel, les voix déraillent d’une manière authentique et portent cette énergie qui me parcourt tout entier au visionnage. C’est touchant et jouissif d’avoir ce point de vue privilégié, pendant une heure, sur un groupe que j’aurais pu rencontrer dans la vraie vie, les scènes et l’esthétique du film faisant écho à mes propres photos de soirées étudiantes.

Je n’avais jamais vraiment eu accès à cette forme de cinéma auparavant. C’est l’année dernière que je tombe par hasard sur des films naturalistes, en commençant par À l’abordage de Guillaume Brac (un film d’été avec des prolos parisiens qui passeront une semaine au camping dans l’espoir de conclure), puis avec les films de Hong Sang-soo et leurs scènes lentes et statiques, nous laissant observer des personnages ordinaires se délier face à l’autre. Dans ces films, il ne se passe rien de spécial, ce sont simplement des gens qui vivent là. En se détachant des artifices scénaristiques, on peut approcher ce qui me semble être la raison d’être de l’art cinématographique : représenter l’expérience humaine, offrir un plaisir esthétique par l’observation de la vie.

Dans La vie au ranch et les autres films de Sophie Letourneur, les gens parlent les uns par-dessus les autres et les bruits ambiants ne sont pas traités, si bien qu’on peine parfois à distinguer ce qui est dit. Le mérite de ce résultat explosif revient aussi aux actrices, qui sont un véritable groupe d’amies que Letourneur a remarqué en boîte. « Elles étaient dans un état de délire assez incroyable — on ne pouvait pas les rater. Elles prenaient toute la place, et puis elles sont grandes, elles ont de grandes jambes, de grands cheveux… Elles passent pas inaperçues, même quand on les voit marcher ensemble dans la rue. »1

Dans le film aussi, elles occupent tout le cadre, ne laissant rien exister en dehors, jusqu’à la deuxième partie du film sur le délitement du groupe. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’improvisation n’est pas de mise. Les actrices sont guidées précisément par un script écrit par Letourneur à partir de nombreux éléments autobiographiques : enregistrements, photos, souvenirs… Pas étonnant, donc, que le film m’ait donné l’impression d’être une reconstitution de mes propres soirées.

Ce besoin de saisir la vie avec précision et authenticité anime toute l’œuvre de Letourneur. L’évolution de son cinéma est passionnante à suivre, regorgeant de procédés créatifs et jongleant entre les styles et les ambitions techniques. Ses films se construisent les uns sur les autres, et même avant La vie au ranch, son premier long-métrage, elle entame sa carrière avec deux jolis courts dans la même veine naturaliste.

Manue Bolonaise esquisse en moins d’une heure le portrait de deux meilleures copines de 11 ans, avec leur petit univers, leurs histoires de garçons et leurs disputes. Encore une fois, la réalisatrice parvient à capter son sujet avec justesse, entre la naïveté de cet âge et l’envie d’être une grande. Libéré d’une intrigue qui s’accaparerait le film et l’ancrerait dans une époque, on peut ici savourer la vie, la vraie, atemporelle et mémorable. Un tel dispositif est rarement mis en œuvre pour reconstituer la vie des enfants, ce qui rend ce film particulièrement unique et précieux.

Manue Bolonaise (2005)

Le court-métrage suivant explore la période adolescente en filmant une colo. On y retrouve le plaisir des films d’été, où tout est plus intense car les relations sont éphémères. Mais dans Roc et Canyon, les personnages, qui font partie d’une véritable colo, sont montrés sans caricature, sans exagérer leurs maladresses qui sont déjà touchantes en elles-mêmes. Ils ont peut-être de l’acné et une allure peu délicate, mais ce ne sont pas des bêtes de foire ; ce sont juste des gens, et ils sont traités comme tels. Alors on les accompagne le temps des vacances, jusqu’au trajet du retour qui clôt cette parenthèse de leur vie, puisqu’ils ne se reverront jamais.

Après La vie au ranch et sa représentation de la vie étudiante, on aurait pu imaginer que Sophie Letourneur continuerait sur la même lancée, en observant une nouvelle génération et en allongeant davantage le budget et la durée de ses films. Au contraire, elle change de sujet et revient au format court-métrage ainsi qu’à des ambitions plus artisanales, faisant basculer son naturalisme dans un ton souvent burlesque, et se permettant d’utiliser des procédés narratifs plus originaux, qui feront la particularité de ses derniers films. Mais à vrai dire, j’ai eu du mal avec son court Le marin masqué la première fois que je l’ai vu ; sans doute trop désinvolte et décousu pour moi. C’est seulement avec le contexte des films suivants que je l’ai mieux compris et que je l’ai trouvé génial.

Ça commence avec deux amies en voiture — dont Sophie qui joue son propre rôle — en direction des vacances en Bretagne. Les voix sont réenregistrées et synchronisées en postprod, ce qui crée une déconnexion presque absurde entre le son et l’image : il n’y a pas de bruit ambiant ; elle a seulement reconstitué quelques effets sonores à la con comme le bruit visqueux des flageolets. Le plus troublant, c’est qu’à cette piste audio s’ajoute une autre où les filles se racontent l’histoire, comme si elles commentaient leur vidéo de vacances. Enregistrées avec le même micro et, forcément, les mêmes voix, les deux pistes se superposent et créent une sorte de cacophonie narrative, la voix-off se permettant parfois de parler par-dessus son propre personnage.

Le marin masqué (2011)

La première fois, je n’ai pas trop compris ce que je regardais, et c’était d’autant plus difficile de s’accrocher au film que cette narration chaotique était au service de vacances monotones et sans conséquence — on va deux fois à la crêperie, on sort deux fois en boîte, l’histoire de Laetitia avec le marin masqué tombe à l’eau… Mais on apprécie mieux la proposition du film en connaissant les thèmes chers à Letourneur. Les voix-off créent une complicité entre les personnages, creusant cette idée selon laquelle le souvenir fait partie intégrante d’un voyage de vacances ; c’est un objet que l’on retravaille a posteriori pour se l’approprier et lui donner du sens. Cela produit des passages vraiment drôles, avec par exemple une Sophie impassible aux lunettes de soleil impénétrables, dont la voix-off flegmatique ne manque pas de briser le mystère : « J’étais éclatée, j’avais pris trois Lexo la veille. » Le film parvient à créer un sentiment réconfortant, où l’on imagine les deux filles, rentrées à la maison, se refaire les vacances au fond du canapé. Les images ne sont alors plus une source de vérité mais plutôt un support que l’on peut recontextualiser et remettre en question.

Avec sa plastique lo-fi et son histoire très simple, Le marin masqué est comme une ébauche de ces nouvelles idées qui seront amenées avec plus de mâturité et de moyens dans Les Coquillettes, un nouveau film de copines en vacances qui s’assume comme une comédie. Sophie Letourneur, qui joue toujours son propre rôle, se rend avec deux amies à un festival suisse pour y présenter Le marin masqué. Elle veut absolument y rencontrer Louis Garrel, qui est probablement le seul acteur connu du festival, et passera son séjour à essayer vainement de le choper. Camille rêve d’une histoire romantique avec un mec qui ne s’intéresse pas à elle, tandis que Carole, plus terre à terre, cherche juste à baiser. Trois filles avec leurs défauts et leurs obsessions qui les feront tourner en rond durant tout un week-end.

Les Coquillettes (2013)

Si j’étais dubitatif au début du film (je sortais d’un Marin masqué que je n’avais pas aimé), les voix-off fonctionnent ici à merveille, apportant beaucoup de vie et de camaraderie dans le groupe. Les filles m’ont eu à l’usure, chacune ne parlant que de ses propres petits problèmes inintéressants, jusqu’à créer des dialogues de sourd de plus en plus drôles au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans le week-end. J’ai ri aux éclats plusieurs fois ! Letourneur traite ces personnages pathétiques avec autant d’autodérision que de tendresse. Ce ne sont pas des filles imaginaires, ce sont des filles que l’on connaît tous et qui cherchent la même chose que nous — qui, en ce bas monde, n’a pas vécu cet espoir de pécho en festoche ?

Letourneur a souvent exploré la vacuité de nos préoccupations (et ce dès son premier court, La tête dans le vide), faisant passer ses personnages pour des monomaniaques qui en deviennent ici un peu tarées. Les mêmes schémas se répètent dix fois pendant le film, mais elles s’accrochent… C’est aussi drôle que tendre et attachant. Tout sent le vécu, de la situation générale jusqu’aux moindres moments, comme lorsque Camille se retrouve enfin chez son crush, mais que le bruit de son pipi qui résonne dans la salle de bain, avec l’autre qui se brosse les dents au loin dans la chambre, reproduit une accablante mélodie du quotidien. « Et là — j’suis hyper fière de moi parce que j’ai fait un truc que d’habitude j’fais jamais — j’me suis barrée. »

L’énergie et la spontanéité du tournage infuse le film. De la même manière qu’elle s’est immiscée dans une véritable colonie de vacances pour tourner le scénario pourtant très écrit de Roc et Canyon, Sophie Letourneur profite ici du décor d’un véritable festival, et ça fonctionne ! Avec sa petite troupe, principalement constituée de festivaliers enthousiastes, elle produit une comédie vive et ancrée dans le réel, portée par ses deux amies qui, bien que gravitant autour du monde du cinéma, ne sont pas des actrices professionnelles.

Sophie Letourneur2

Cela faisait longtemps que j’avais envie de faire jouer Camille Genaud et Carole Le Page. Elles ne minaudent pas et me rappellent ces actrices américaines belles et drôles, du type Cameron Diaz, qui n’ont quasiment pas d’équivalent dans le cinéma français. Ce ne sont pas des jeunes premières mystérieuses. Et surtout elles n’ont pas peur du ridicule ! Quant à moi, la moindre des choses était de ne pas m’épargner et de m’exposer autant qu’elles !

Sophie Letourneur s’est toujours efforcée, quelque soit l’envergure de ses productions, de rester dans un cinéma artisanal. Les acteurs sont filmés dans leur environnement, avec leurs propres vêtements et par une équipe de tournage réduite qui construit le film ensemble, sans hiérarchie.

Même avec le budget plus conséquent et le casting d’Énorme, dont les têtes d’affiche sont les remarquables Marina Foïs et Jonathan Cohen, elle soumet les acteurs professionnels à son dispositif. Marina Foïs joue Claire, une pianiste de renommée mondiale, tandis que Jonathan est Frédéric, homme de l’ombre accompagnant sa femme dans sa vie d’artiste. Le renversement des rôles de genre ne s’arrête pas là, puisque Fred, figure dévirilisée, désire un enfant tandis que Claire, dédiée à sa carrière et absente de son corps, n’en a rien à cirer. Alors il change les pilules de sa femme et lui cache la vérité jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour avorter.

De ce synopsis lunaire pourrait très bien accoucher une comédie de mauvais goût, mais Énorme est la preuve qu’avec une réalisatrice qui a un propos et du talent, même les idées les plus saugrenues peuvent cacher un grand film.

Revenons à nos acteurs pros. Charismatiques et généreux, ils forment un couple riche en contrastes qui donnent de l’ampleur a cette comédie. Mais ce n’est qu’une facette du film, qui est aussi en partie documentaire, d’une manière plus ambitieuse que d’habitude. Letourneur est allée dénicher de vrais musiciens, de vraies sages-femmes, mais aussi un vrai chamane et une vraie maman ! la mère de Jonathan Cohen jouant son rôle dans le film.

Quelques mois avant de tourner avec les deux acteurs, Letourneur a pris le temps de gagner la confiance du personnel hospitalier pour enregistrer des conversations avec des patients et des interventions. Ainsi, elle a obtenu des bribes de script à retravailler, mais aussi des plans documentaires qu’elle conservera dans le film, contraignant les plans du couple qui devront s’inscrire en réponse. Cela peut expliquer le format carré du film, qui confine chaque sujet dans le cadre pour créer ce jeu de champ-contrechamp.

Cohen et Foïs sont constamment placés au milieu d’acteurs amateurs qui jouent leur propre rôle. Les deux acteurs professionnels, dont le métier consiste habituellement à imposer leur présence et leur jeu dans une scène, sont ici décontenancés et ramenés à l’humilité. Ils doivent se caler sur le rythme des autres acteurs, plus calmes et dans leur élément, ce qui renverse le rapport de force. Ce ne doit pas être facile pour des acteurs pros d’être cadrés de la sorte, surtout lorsqu’ils jouent dans un hôpital en fonctionnement !

Le charme du film repose beaucoup sur ce décalage. Les professionnels de santé expérimentés et à l’écoute sont confrontés à deux dérangés, avec un Jonathan Cohen qui, comme vous pouvez l’imaginer, fait très bien le mariole. C’est génial parce que ce contraste rend le couple encore plus drôle, bien sûr, mais parvient en même temps à créer un regard naturaliste qui creuse progressivement une nouvelle profondeur dans le film jusqu’au point culminant, la scène d’accouchement, magnifique et émouvante.

On retrouve l’amour de Letourneur pour le burlesque qui se retrouve jusque dans la forme du film, avec ce ventre qui prend des proportions énormes, irréalistes, remplissant le cadre. La grossesse est vue comme une expérience mystique, ponctuée de rituels, mais aussi comme une monstruosité, la femme assistant impuissante à la transformation de son corps. Les films de Sophie Letourneur semblent souvent retranscrire une étape de transition de la vie ; ici la femme devient une autre sur tous les points, s’éloignant de son mari pour ne faire qu’un avec son bébé.

Et dans tout le film on ressent cette différence entre les femmes et les hommes. Frédéric, en quête de féminité, suit les rituels sociaux en se rendant aux séances de préparation à la naissance, mais il est confronté au mur indépassable des différences biologiques. « La dissymétrie du désir d’enfant dans un couple existe aussi dans l’autre sens, explique Letourneur. C’est une chose dont on parle peu. »3

Pourtant il a l’impression de le mériter, voire même que ça lui est dû. C’est ce qui transparaît dans son comportement oppressif, mais tout le contrôle qu’il exerce sur la situation ne lui permettra jamais d’obtenir la place de la mère.

Le personnel soignant est d’ailleurs toujours à l’écoute de Claire uniquement. Elle qui semble complètement passive pendant très longtemps, peut nous donner l’impression que Frédéric est légitime de prendre le contrôle de sa vie, puisqu’il doit l’assister en permanence. En réalité, il vit à travers le talent de sa femme, lui qui n’en a aucun ; et ce faisant, il la vampirise complètement. Dans ce film, Sophie Letourneur aborde comment dans le couple, on compose avec l’autre, qui est une présence bien pratique même s’il nous retient parfois. « Dans le couple, on s’arrange avec nos fragilités, nos besoins, et chacun est un peu le bourreau de l’autre et la victime en même temps. » On se dissout dans l’autre.

Le couple est aussi le sujet central de son dernier film, Voyages en Italie, cette fois filmé sous un angle très naturaliste. Ici on ne nous donne pas à voir une étape charnière du couple, mais simplement son milieu, le ventre mou d’un couple installé, qui n’a rien de dramatique. On vit une variété de moments, certes, mais ils ne font jamais progresser une grande histoire.

Ce couple-là ne va pas très bien, parce qu’il s’ennuie. Les deux s’engueulent mais jamais vraiment. Ils se font des piques, des bouderies, qui n’appellent à rien de plus grand. Tout en modération, le film suggère que le couple aurait « des problèmes » mais on ne sait pas lesquels. Les choses les plus graves, qui pèsent au cœur, ne sont pas montrées. Mais alors, que vont-ils faire dans le film ? Eh bien ils vont en Italie.

Sophie Letourneur, jouant son propre rôle, parvient à convaincre Jean-Phi, joué par Philippe Katerine et inspiré par son véritable compagnon, de confier leur enfant un week-end pour partir à deux. Jean-Phi fait une fixette sur l’Italie, mais il y est déjà allé avec toutes ses exs, alors Sophie essaie autre chose. L’Espagne peut-être ? « C’est moche, qu’il répond. L’Italie c’est quand même plus beau, pis on mange bien. — On mange bien en Espagne aussi. — Bah non. Agriculture de merde, depuis que l’Espagne est rentrée dans l’Union européenne, ils bouffent de la merde. »

Bon.

Les dialogues sont très gratinés et on passe d’ailleurs beaucoup de temps, au début du film, sur l’hésitation et la préparation du voyage, si bien qu’on se demande s’ils vont vraiment réussir à partir. Le thème du voyage nous vend du rêve : cadre libérateur et hors du temps par excellence — c’est d’ailleurs ce qui rend certains films de Letourneur si plaisants — alors en Italie en plus ! Mais nous sommes très vite ramenés à la réalité de ce que ça peut aussi être : le couple est toujours pressé, visite pour visiter, passe son temps à s’inquiéter pour le gosse chez mamie.

Tout au long du voyage, des moments ordinaires de la vie s’accumulent et s’enchaînent aléatoirement. Letourneur filme dans son propre appartement et Katerine porte les vêtements du vrai compagnon. Tout est fait, dans les choix de cadrage et de caméra, pour éviter de sublimer le réel ou de se donner des airs de cinéma. C’est une ode à l’ordinaire. Pourtant, dans la salle, je n’étais pas très à l’aise, voire même accablé par cette représentation du couple et du voyage. Cette course très rythmée laisse bien peu de place à la poésie et au fantasme italien, qui ne peuvent s’exprimer que dans d’infimes interstices qui paraissent comme des anomalies. Cela m’a fait un peu peur pour mon avenir, je l’avoue, et il faudrait donc que je le revoie dans de meilleures dispositions, quand il sortira en VOD, pour mieux profiter de l’aspect comique du film.

Progressivement, on comprend que leur plus grand problème est sans doute qu’ils ne baisent plus. Jean-Phi ne parvient plus à la désirer comme un homme doit le faire. Le film est jonché de blagues et d’allusions sexuelles ; de jeunes hommes virils tournent autour de Sophie, qui laisse faire.

Voyages en Italie (2023)

Puis vers la fin, le film bascule. C’est le retour des fameuses voix-off ! Le voyage n’est pas encore terminé mais nous voyons déjà un aperçu de l’après, avec Sophie et Jean-Phi de retour chez eux, qui se remémorent les vacances sous la couette. La suite du périple est alors ponctuée de leurs observations en voix-off et de plans sur eux dans le lit. Cela rappelle Les Coquillettes qui montrait régulièrement les filles dans leur QG de débriefing.

Alors on assiste à ce processus qui, s’il est si rarement mis en scène au cinéma, nous fait probablement tous écho : c’est une fois qu’on a fini de faire la course, épuisés, qu’on se dit que c’était bien, quand même. On recrée le voyage ensemble, avec un regard bienveillant sur les événements, et c’est là qu’il nous apporte quelque chose. Sans que cela soit dit, la tendresse et l’amour qui s’exprime là nous réconcilie avec le reste du film. On ne sait pas si le couple perdurera — il ne semble pas y avoir de profond changement après le voyage — mais on comprend mieux le lien qui les unit.

Voyages en Italie (2023)

Le film se fait une place très intéressante dans la filmographie de Sophie Letourneur, qui n’a jamais été aussi proche de la forme d’un faux film de vacances. Même lorsqu’on n’est pas familier avec son procédé, la scène de débriefing dans le lit est perçue de manière très transparente comme une mise en abyme du procédé documentaire. Cette impression n’est pas un hasard.

Sophie Letourneur

Avec mon compagnon, on a enregistré au dictaphone nos impressions de voyage, en nous remémorant chaque détail. Au départ, il s’agissait d’un bloc-notes sonore. Mais cette matière était tellement forte qu’on l’a intégrée au tournage : pour certaines scènes, tournées à Paris dans le lit conjugal, Philippe Katerine s’est retrouvé avec la voix de Jean-Christophe dans l’oreillette. Il entendait ses paroles et les prononçait en même temps.

Philippe Katerine s’est ainsi senti plus en phase avec le véritable conjoint de Sophie, appréciant les petits détails qui font son humanité, jusqu’à sa « façon de dire ‹ Sicile ›, en appuyant sur les ‹ s › »4.

Si Énorme faisait alterner la fiction et le documentaire, dans Voyages en Italie, la faible part de fiction ne semble servir qu’à lier les éléments autobiographiques. Cela m’évoque Tarkovsky qui racontait dans Le Temps scellé sa fascination pour ce procédé :

Andrei Tarkovsky, Le Temps scellé

Il m’est arrivé une fois d’enregistrer une conversation, sans que personne s’en aperçoive. En réécoutant la bande magnétique, je ne pouvais m’empêcher de penser : quelle écriture géniale ! quelle mise en scène ! quelle logique dans le mouvement des caractères ! quels sentiments, quelle énergie ! quelles voix ! quels silences ! Tout y était. Aucun Stanislavski n’aurait pu justifier de pareilles pauses, et même le style de Hemingway prenait un air naïf ou prétentieux à côté de ce banal dialogue.

Selon lui, c’est bien cela qui permettrait de tendre vers un cinéma idéal, qui recrée la vie. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, représenter la réalité au cinéma ne se fait pas en allumant la caméra et en regardant ce qui se passe. Cela demande un procédé minutieux en plusieurs temps. Letourneur se base beaucoup sur les enregistrements audio, qu’elle retravaille pour créer une maquette de la bande-son du film. Pour Voyages en Italie, elle est partie de cette maquette audio pour réaliser une maquette vidéo lors d’un premier voyage en Italie. Les cadrages, jusqu’aux effets de zoom, y sont déjà présents, lui permettant de communiquer plus précisément avec l’équipe du tournage final.

De cette préparation résulte tout de même des plans qui semblent pris sur le vif, comme si le réel commandait le déroulement du film. La petite caméra numérique, légère et discrète, a permis à l’équipe de s’immiscer dans les nombreux décors documentaires (y compris l’avion, illégalement). Letourneur prévoyait même de ne pas s’encombrer d’une captation sonore, comme dans ses courts-métrages, mais heureusement, son équipe a su redoubler d’efficacité.

Ensuite, par sa manière de sélectionner les scènes et de les monter ensemble, la réalisatrice construit une connaissance globale de tout ce qui s’est passé. Le film montre concrètement que pour saisir la continuité qui relie les faits, il n’est pas nécessaire de respecter scrupuleusement leur temporalité. En réécrivant les souvenirs avec la voix-off, notre vision de leur vie est plus complète.

C’est en cela que les procédés de Letourneur lui permettent de saisir la vie. Dans Le Marin masqué et Les Coquillettes, plusieurs temporalités sont mises en relation grâce à la voix-off des personnages. On revoit une même scène depuis la perspective d’un autre, on réécrit le souvenir d’après le récit en voix-off. Dans La vie au ranch, c’est par la longueur de chaque moment qu’on tire l’essence du film, comme chez Hong Sang-soo que Letourneur cite régulièrement en interview.

Dans Voyages en Italie, les scènes s’enchaînent bien plus rapidement, sans s’attarder, parce que pour être précise dans ce film, elle a besoin d’une accumulation de moments. Elle parvient ainsi à retranscrire leur petite vie de vieux couple, avec un regard non pas ironique, mais plutôt tendre. Parce que pour elle, c’est beau l’ordinaire, et elle ne cherche pas à s’en distinguer. Elle suit le même Guide du routard que tout le monde et ne se place jamais au-dessus de ses personnages. Quand Jean-Phi lui dit, au début du film, qu’ils devraient réinjecter de l’extraordinaire dans l’ordinaire, elle répond simplement : « Bah non, si c’est extraordinaire c’est pas ordinaire. »


J’espère avoir transmis ce qui m’émeut dans le travail de Letourneur et rendu justice à sa superbe filmographie. Si j’ai titillé votre curiosité, je vous conseille de commencer Énorme, qui est sans doute le plus accessible, ou peut-être par La vie au ranch, d’une grande douceur et qui, pour qui voudra s’y pencher, a davantage à offrir que la simple représentation du quotidien étudiant. Et pour des films fantaisistes, pourquoi pas Les Coquillettes pour son amitié entre filles rafraîchissante, et bien sûr Voyages en Italie, qui est annoncé comme le premier volet d’une trilogie sur le thème du couple. D’après la réalisatrice, le deuxième volet sera plus expérimental, filmé du point de vue des enfants, et le troisième le sera encore plus, s’éloignant de la fiction conventionnelle. À suivre !

Notes

  1. Sandrine Marques, « Rencard avec... Sophie Letourneur pour La Vie au Ranch », Paulette Magazine sur YouTube, le 16 novembre 2010
  2. « Dossier de presse pour Les Coquillettes », Ad Vitam
  3. « Dossier de presse pour Énorme », Memento Distribution
  4. Clarisse Fabre, « La cinéaste Sophie Letourneur ausculte le couple avec Philippe Katerine, dans une autofiction burlesque », Le Monde

Références

Manue Bolonaise
  • Sophie Letourneur (2005)
  • Avec Louise Husson et Juliette Wowkonowicz
Roc et Canyon
  • Sophie Letourneur (2008)
  • Avec Marion Abeille et Augustin Hüe
Le marin masqué
  • Sophie Letourneur (2011)
  • Avec Sophie Letourneur et Laetitia Goffi
Les Coquillettes
  • Sophie Letourneur (2013)
  • Avec Camille Genaud et Carole Le Page
La vie au ranch
  • Sophie Letourneur (2010)
  • Avec Sarah-Jane Sauvegrain et Eulalie Juster
Énorme
  • Sophie Letourneur (2020)
  • Avec Jonathan Cohen et Marina Foïs
Voyages en Italie
  • Sophie Letourneur (2023)
  • Avec Sophie Letourneur et Philippe Katerine